Alexandre Adler poursuit son analyse géopolitique, se déplaçant du cadre étasunien à celui de la Chine. 

Selon lui, l’année que nous entamons nous met en face d’une puissance chinoise sans précédent qui oblige notamment les Etats-Unis à redéfinir certains paramètres. La direction que prend la Chine et qui est en place depuis l’évènement de Tian’anmen est obsédée par la stabilité, valeur de premier plan, marque de la réhabilitation de la philosophie confucéenne. Mais derrière cette stabilité et cette harmonie en apparence, la Chine est en train de revoir profondément son identité.

Tout d’abord et selon Alexandre Adler, le modèle d’expansion chinois est complètement différent de celui que l’on a connu dans la grande période d’expansion des puissances occidentales.

Lorsque l’on voit comment les Chinois procèdent par exemple en Afrique, à aucun moment et nulle part, les Chinois ne se sont installés en force dans l’un des pays d’Afrique avec des velléités de prise de contrôle. A aucun moment ils ne sont dans un modèle expansif dans lequel on prend le contrôle d’un pays, on s’empare de ses élites politiques, on tâche de les former en les envoyant par exemple suivre des stages universitaires dans la Métropole, on envoie des coopérants, on crée des bases navales, bref tout l’attirail d’une expansion classique… Pour l’instant, il n’y a pas de base militaire chinoise en Afrique, il n’y a pas non plus de prise en charge des régimes existants par la Chine.

La seconde modèle est une approche plus classique, c’est une approche économique. C’est celle qui conduit les Chinois à investir peu à peu avec une certaine prudence toute stratégique en Europe. Ils ont en effet constaté que la capacité exportatrice de la Chine était meilleure en Europe qu’elle ne l’était aux États-Unis parce qu’une communauté européenne avec des centres de pouvoir divisés est plus malléable au libre échange que ne l’est un Congrès américain qui peut prendre des mesures protectionnistes lourdes. C’est la raison pour laquelle les Chinois ont commencé sans que l’on ne les ait sollicités au départ à venir au secours des Européens à partir du moment où la crise de l’euro est apparue plus sérieuse. C’est une étude raisonnable, selon Alexandre Adler,  pour qui veut garantir ses exportations et donc assurer la solvabilité du client européen. L’achat du Pirée ressemble d'ailleurs trait pour trait à la façon dont les Anglais ont acheté un petit port oublié au flanc Sud de la Chine qui s’appelait Hong Kong avec une location emphytéotique de 110 ans. Là aussi, la location du Pirée court sur une durée assez longue. Les Chinois viennent ainsi se doter d’un port d’entrée dans l’Union européenne, certes mal situé géographiquement, mais c’est un premier investissement et les Chinois commencent petit à petit à penser à d’autres termes d’investissements directs dans l’Union européenne.

Le troisième mode est un mode tout à fait différent, c’est la façon dont ils agissent en Asie, c’est-à-dire la Corée, l’Asie du Sud-Est continentale et le Japon. Les Chinois y sont chez eux. Ici, on retrouve une distinction qui est profonde dans la mentalité chinoise, celle que l’on traduit généralement  par l’expression «barbares cuits» et «barbares crus». Les Chinois considéraient qu’il y avait deux types de «barbares» – de non-Chinois – les «barbares crus», ceux qui étaient véritablement inassimilables à la civilisation chinoise et les «barbares cuits», c’est-à-dire ceux qui, tout en gardant des étrangetés tout à fait déplorables, avaient commencé déjà à faire mouvement vers celle-ci et donc étaient tout à fait assimilables à la Chine. Les Chinois sont extrêmement assimilateurs. Pour les Chinois et selon Alexandre Adler, tous les peuples de l’Asie périphérique sont des barbares cuits, c’est-à-dire des gens qui ont vocation à se siniser à des degrés divers et de façon plus ou moins rapide. Là, l’expansion chinoise est impressionnante, c’est-à-dire qu’elle ne vise pas à contrôler indirectement mais il s’agit d’une prise en charge pure et simple. Bien entendu, les principales révoltes auxquelles les Chinois peuvent se voir confrontés dans les années qui viennent ont déjà commencé. C’est la révolte des Vietnamiens à la fin de la guerre du Vietnam, ce sont bien sûr nécessairement aussi les soubresauts auxquels la réunification de la Corée va donner lieu. C’est enfin et surtout l’irrédentisme profond à ce modèle de développement chinois que le Japon est, malgré ses faiblesses, malgré son déclin économique apparent, encore capable d’opposer.

La Chine a d’abord et avant tout comme ambition d’élargir le périmètre de la civilisation chinoise qui s’arrête à Singapour et s’arrête aux frontières de la Russie. Selon Alexandre Adler, les Chinois ont une vision très peu mondialiste, ils voient toute l’importance des échanges internationaux et des technologies. Deng Xiaoping a tout fait pour qu’ils ne se racontent pas d’histoire sur leur pseudo-supériorité et les Chinois pensent qu’ils sont un empire, mais pas au sens où nous avons eu des empires avec des territoires très hétérogènes soumis à une autorité de type militaire. Ils pensent qu’ils ont plutôt un univers en expansion qui peut s’arrondir encore, s’arrondir jusqu’à ses frontières naturelles. La Chine est un univers parce qu’elle est fondée sur une culture unique et cette culture unique doit s’imposer. D’où parfois des impatiences et des hystéries, comme par exemple celle qui les conduit à s’opposer frontalement à moins de 5 400 000 de Tibétains non assimilés et qui, parce qu’ils se fondent sur une culture religieuse puissante et enracinée dans le temps et  un mode de vie difficile à émuler vivant avec des ressources très faibles leur opposent une résistance acharnée et dont ils n’arrivent pas à venir à bout. Cette résistance tibétaine a le don d’exciter les Chinois alors qu'il serait tout à fait facile de conclure sur des concessions assez simples, ce conflit avec le Tibet leur faisant du tort en termes d’image et ne leur apportant rien. Mais la résistance que le Tibet oppose dans le fond au nom de tous les autres peuples asiatiques ayant vocation à être sinisés à cette ambition chinoise de faire un seul ensemble a des conséquences perceptibles dans les comportements politiques quotidiens.

Alexandre Alder pense donc que la Chine est arrivée à la croisée des chemins. Dans l’état actuel des choses, les Chinois ne sont pas porteurs d’une idéologie conquérante. A fortiori aujourd’hui, les Chinois sont moins que jamais des idéologues visant à réorganiser la planète autour de leur puissance et avec des idées très arrêtées sur ce que doit être l’Inde demain, l’Afrique d'après-demain…, pas du tout. Ils pensent que la puissance chinoise doit s’affirmer et doit s’affirmer en Asie, qu’ils ne seront pas tranquilles tant qu’ils n’auront pas résolu l’équation japonaise d’une manière ou d’une autre et que par ailleurs, ils ont vocation à faire jeu égal avec les Etats-Unis.

Alexandre Adler est, entre autres, un expert APM